Bouleversement de la politique de développement

Quel doit être le positionnement de la Suisse dans la situation actuelle?
PAR: Patrik Berlinger - 17 mars 2025

Avec l’arrivée du nouveau président américain, un vent contraire souffle sur l'Europe et le reste du monde. Donald Trump met fin à l'amitié transatlantique et tourne le dos à l'ONU ainsi qu’au multilatéralisme. L'UE répond en misant sur une architecture de sécurité centrée sur le renforcement militaire. Comment la Suisse se positionne-t-elle dans ce contexte? Trois recommandations d'action. 

A peine entrés en fonction, le président américain et son puissant oligarque de la technologie ont démantelé l'agence gouvernementale de développement USAID. Donald Trump et Elon Musk ont lancé contre la plus grande agence de coopération au développement du monde des accusations sans fondement,  la qualifiant même d'«organisation criminelle», dirigée par des «marxistes de gauche radicale». 

Dans un premier temps, les États-Unis ont gelé les fonds de développement pour trois mois – avec des conséquences dramatiques. Car avec un budget annuel d’environ 54 milliards de dollars (moins de 1% des dépenses publiques américaines), Washington finançait jusqu'à présent plus d'un quart de l'aide au développement dans le monde. La plupart des projets ont été suspendus ou purement et simplement arrêtés, contrairement à l'annonce d'une «révision». Les collaborateurs et collaboratrices ont été, à de très rares exceptions près, licenciés avec effet immédiat et sans indemnités. Les dommages causés sont irréparables: l'expertise est perdue, tout comme la confiance. Pire encore: Trump risque de faire des émules. 

Bien entendu, il est légitime de  critiquer les programmes de développement et d’exiger des réformes. Mais la destruction totale n'est certainement pas la bonne voie, car elle laisse sur le carreau des millions de personnes et anéantit des acquis cruciaux, tout comme l'espoir d'un développement équitable et durable dans le monde entier. 

Leçons pour la Suisse – ce qu'il faut faire maintenant 

Comment la Suisse doit-elle réagir aux évolutions actuelles? La question est fondamentale et va bien au-delà de la politique de développement. Il existe trois possibilités d'action pour que la Suisse s'intègre avec succès et de manière solidaire dans la nouvelle architecture de sécurité et de développement de l'Europe. En principe, elle devrait investir là où 1) elle dispose d'un levier positif, 2) elle possède une expertise importante et 3) elle peut répondre efficacement aux besoins internationaux. Le renforcement de ces trois piliers ne sert pas seulement les intérêts (de la politique de sécurité) de la Suisse, il vise également un développement mondial aussi équitable, pacifique et durable que possible. 

1) Renforcer le système de gouvernance multilatéral 

En démantelant l'aide au développement, les États-Unis ne perdent pas seulement leur «soft power» et la confiance de nombreux gouvernements pauvres du Sud global. Avec sa doctrine «America First», Donald Trump porte également atteinte à l'ensemble de l'ordre international d'après-guerre, fondé sur le droit international. En tant qu'État hôte de nombreuses organisations des Nations Unies, la Suisse doit soutenir avec d’autant plus d’engagement le système multilatéral et œuvrer pour que l'ONU reste efficace. Avec la «Genève internationale», la Suisse dispose d'un levier précieux dont l'importance est trop souvent méconnue par l'opinion publique et le monde politique. L'utiliser de manière ciblée est très judicieux, car ce sont justement les petites économies ouvertes comme la Suisse qui profitent le plus d'un ordre international fondé sur des valeurs et des règles.  

L'ONU est loin d'être parfaite, mais ce n'est pas une raison pour l'abandonner. Au contraire, son sauvetage et le soutien des Objectifs de développement durable (Agenda 2030) sont même plus urgents que jamais. Un affaiblissement du siège genevois de l'ONU et de l'ensemble du système onusien, qui apporte une aide vitale à des millions de personnes et promeut les droits humains, fait le jeu des puissances autocratiques. L'alternative à une ONU forte serait une politique de puissance entre nations, qui laisserait les petits pays et les populations les plus pauvres sur le carreau. 

La Suisse devrait renforcer la «Genève internationale» et les organisations de l'ONU qui y sont installées, tant sur le plan financier que sur celui des idées, et montrer au grand public leur pertinence pour la Suisse et le monde. C'est précisément maintenant qu'il faut renforcer des institutions telles que l'Organisation mondiale de la santé (OMS) (coordination internationale, notamment pour la prévention et la lutte contre les pandémies) ou le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) (lutte contre la pauvreté dans les pays les plus pauvres et soutien à la mise en œuvre des Objectifs de développement durable). Si la Suisse a siégé pendant deux ans au Conseil de sécurité de l'ONU, c'est notamment grâce à la position claire adoptée jusqu'ici par Berne vis-à-vis de l'ONU. Et en ce qui concerne la présidence de l'OSCE l'année prochaine, un engagement clair en faveur du multilatéralisme aidera la Suisse à gagner encore en crédibilité et à servir le monde en tant que «faiseuse de paix». 

2) Promouvoir les valeurs démocratiques à l’international 

Dans le monde entier, les démocraties sont mises sous pression. Face à cette évolution, qui n'est pas bonne pour la Suisse non plus, il est contre-productif de affaiblir la coopération au développement. Il faudrait plutôt renforcer la Direction du développement et de la coopération (DDC), dont certains parlementaires minimisent la grande valeur pour la Suisse. Car l'accent qu'elle met sur la démocratisation et la bonne gouvernance est ce dont le monde a besoin aujourd'hui. Au cours des dernières décennies, la Suisse a été en mesure d'initier des changements positifs et durables en matière de valeurs démocratiques et d’État de droit, ainsi qu'en faveur d’une société civile engagée et des médias libres. Pays de démocratie directe,  la Suisse jouit d'une grande crédibilité et expertise dans ce domaine. 

À petite échelle, mais avec d'autant plus de persévérance et d'efficacité, la Suisse peut ainsi contrer la tendance internationale inquiétante à l'affaiblissement des démocraties. Quelques chiffres montrent à quel point cela est important: on compte 88 démocraties pour 91 autocraties dans le monde. Ces dernières abritent 71% de la population mondiale. Contre 48%, il y a 10 ans, selon le rapport sur la démocratie de l'institut V-dem de l'université de Göteborg. 42 pays évoluent actuellement vers l'autocratie. Les élections y sont de moins en moins libres et équitables, et la liberté d'expression et de réunion y est de plus en plus limitée. 

À long terme, il est payant pour la Suisse de se porter garante des valeurs démocratiques et de l'État de droit. L'engagement international dans ce sens est dans son propre intérêt: celui d’un développement stable, équitable et durable dans le monde entier. 

3) Mettre l'accent sur le concept de «sécurité climatique» 

Pour l'Union européenne et les pays européens, un renforcement de la capacité de défense militaire est inévitable en raison de la menace russe et des tensions dans les relations transatlantiques. En revanche, la Suisse neutre a l'opportunité de compléter la stratégie de sécurité européenne en investissant délibérément dans la «sécurité climatique». «Les conséquences du changement climatique sur la paix et la sécurité internationales sont profondes. Elles peuvent provoquer des conflits ou aggraver ceux en cours», soulignait déjà Ignazio Cassis en 2021 dans son discours au Conseil de sécurité de l'ONU. Selon un groupe d'experts indépendants des Nations Unies, les besoins internationaux en matière d'aide aux pays pauvres pour l'atténuation et l'adaptation au changement climatique s'élèvent à environ 1000 milliards de dollars par an d'ici 2030, et même à 1,3 billions (1300 milliards) de dollars d'ici 2035. Le financement actuel du climat est loin d'être à la hauteur

Malgré cela, avec la guerre en Ukraine et la course aux armements qui s’ensuit, les dépenses mondiales en matière de défense ont atteint le montant colossal de 2,46 billions de dollars en 2024. Et la tendance se poursuit. Le 3 mars 2025, l'UE a annoncé qu'elle allait mobiliser 800 milliards d'euros avec le plan «ReArm Europe» pour investir dans la défense aérienne et antimissile, les systèmes d'artillerie, les drones et les systèmes de défense anti-drones, ainsi que la cyberdéfense. Les gouvernements européens augmentent également de manière substantielle leurs budgets militaires. Pendant ce temps, les gouvernements économisent sur l'aide humanitaire et la protection (internationale) du climat – c'est le cas par exemple de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne, de la Suède et des Pays-Bas

Compte tenu des budgets serrés des ménages, cette priorisation peut se comprendre. Néanmoins, cela pose un problème. En effet, les situations d'urgence humanitaire et de famine, ainsi que les phénomènes météorologiques extrêmes et les migrations liées au climat ne peuvent pas être reportés, mais se déroulent maintenant. Il faut donc aussi des États qui maintiennent leur engagement dans l'aide d'urgence, la protection du climat et l'adaptation aux conséquences négatives du changement climatique, la promotion civile de la paix et la diplomatie humanitaire et des droits humains. Maintenant plus que jamais! 

Multilatéralisme, démocratie et sécurité climatique 

Il est indéniable que la Suisse devra apporter sa contribution à l'amélioration de la sécurité et de la paix en Europe. Utiliser la neutralité comme prétexte à l'inaction et profiter du bouclier européen en tant que «resquilleuse» n'est pas une option lorsqu'il s'agit de défendre la liberté. La question se pose toutefois de savoir à quoi peut ressembler cette contribution. 

Il est peu judicieux de miser sur une stratégie militaire du «réduit» conventionnel et suréquipé à hauteur de plusieurs milliards. La Suisse devrait plutôt poursuivre une stratégie de sécurité globale et compléter judicieusement et efficacement le réarmement européen par des investissements supérieurs à la moyenne dans la promotion des valeurs démocratiques et des droits humains, la sécurité humaine et la lutte contre la crise climatique. 

Les conséquences de l'arrêt inattendu d’USAID sont massives. Tout d'abord, il y a les conséquences immédiates dans les pays concernés. La population civile est particulièrement touchée dans des pays comme l'Afghanistan, le Yémen, la Syrie, le Soudan du Sud, la RDC, la Somalie ou le Mozambique, où règnent une faim aiguë et des conflits. Dans un premier temps, l'aide alimentaire et les mesures visant à sauver des vies devaient être exclues du gel de l'aide américaine, mais ce soutien s'est effondré aussi. Outre l'aide d'urgence, la coopération bilatérale américaine au développement est complètement à l'arrêt. Ici, les conséquences sont moins immédiates, mais tout aussi lourdes à long terme. Par exemple, lorsque USAID ferme des programmes dans l'éducation, l'agriculture et la santé – ou ne soutient plus les acteurs et actrices de la société civile qui s'engagent dans leurs pays pour une société ouverte et une bonne gouvernance. 

Deuxièmement, l'action de Donald Trump ébranle l'ensemble du «système de développement international» des Nations unies. Près de 20 agences de l'ONU sont concernées par la mise à pied forcée de collaborateurs et collaboratrices. L'ONU ne peut donc plus remplir ses missions principales. À cela s'ajoutent des réductions drastiques des contributions, par exemple au Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme et à l'Alliance mondiale pour les vaccins Gavi. Le soutien à ONUSIDA est sur la sellette. Et les États-Unis se sont complètement retirés de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et de l'Accord de Paris sur le climat. En conséquence, une promesse de quatre milliards de dollars pour le Fonds vert pour le climat a été annulée – c'est la première fois qu'un pays retire des fonds déjà promis et destinés à des projets climatiques dans des pays plus pauvres. 

Troisièmement, avec sa doctrine «America First», Donald Trump affaiblit l'ordre international multilatéral basé sur des règles, que les États-Unis ont autrefois créé et marqué de manière décisive. Les États-Unis ont quitté le Conseil des droits de l'homme de l'ONU et tournent le dos à l'Union européenne. Ils font du chantage à l'Ukraine dans un classique retournement de veste. Et ils assurent même des majorités favorables à Moscou au Conseil de sécurité de l'ONU. Les obligations découlant du droit international et des accords internationaux, mais aussi les règles de base comme la souveraineté nationale et l'intégrité territoriale, sont mises sous pression. 

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