Le Conseil fédéral veut concentrer géographiquement la coopération au développement. Et parce qu'il estime avoir constaté «une réduction sensible de la pauvreté et une amélioration des services de base» en Amérique centrale, il planifie de mettre fin à la coopération bilatérale au développement dans cette région. Pourtant, les chiffres de la pauvreté sont trompeurs et, par ailleurs, la coopération au développement vise aussi à promouvoir l'état de droit, les droits humains et la bonne gouvernance. Mettre cet engagement en danger de manière imprudente est désinvolte.
La stratégie de coopération internationale 2021-2024 est dans la dernière ligne droite parlementaire. Le 15 septembre, le Conseil des États en discute et l'approuvera certainement. Alors que les débats dans les commissions et au Conseil national n'ont guère été émotionnels, ils ont été très vifs en fin d’année 2018, à l'approche de l'annonce du conseiller fédéral Ignazio Cassis de retirer la coopération bilatérale au développement des anciens pays prioritaires que sont Haïti, la Bolivie, le Honduras, le Nicaragua et Cuba. Cette décision a été justifiée par la concentration de l’aide demandée par l’OCDE, mais aussi suivant le constat voulant que la pauvreté soit en grande partie surmontée dans la région.
Querelles autour du retrait
La société civile et les forces politiques qui ont toujours été en lien étroit avec l'Amérique latine se sont opposées avec véhémence à cette planification, en particulier la plateforme Haïti-Suisse dont Helvetas est membre. Cependant les résultats de la procédure de consultation qui s'est tenue en été 2019 montrent que la société civile suisse n'est pas unanime sur cette question: parmi les 115 ONGs, associations et fondations qui y ont pris part, 15% s'opposent et 15% se prononcent pour un retrait de l'Amérique latine, 30% se disent favorables à des adaptations et 40% ne s'expriment pas sur la question.
Au vu de ces divergences et parce que «les cantons et les partis politiques étaient d'accord avec le principe de concentration géographique», comme le relève le message du Conseil fédéral au Parlement, il était clair que le conseiller fédéral Cassis ne modifierait pas sa planification de retrait. Au cours de la session d'été 2020, autant la Commission de politique extérieure (CPE) que le Parlement ont approuvé à une large majorité la stratégie proposée. La dernière possibilité de maintenir l'engagement bilatéral de la DDC dans la région reste la motion «Assurer les résultats de la coopération suisse en Amérique centrale et aux Caraïbes» de la CPE, que le Conseil des États doit traiter le 21 septembre. Elle veut que la Suisse continue de contribuer de façon ponctuelle à la promotion des droits humains, de la bonne gouvernance et de l'état de droit dans la région.
Pauvreté et fragilité étatique
L'opposition au retrait a ses fondements: les pays prioritaires actuels de la Direction du développement et de la coopération, la DDC, comptent parmi les plus pauvres de la région. Selon les données de la Banque mondiale, si l'on exclut Cuba, pays pour lequel on ne dispose pas de données sur la pauvreté, plus de 42% (16,1 million de personnes) parmi les 38 millions que comptent ensemble Haïti, la Bolivie, le Honduras et le Nicaragua vivent en dessous des seuils de pauvreté fixés par ces pays, – et la crise mondiale de la Covid-19 va clairement faire grimper ces chiffres. En Haïti, ce chiffre s’élève à 60%. Si l'on considère les deux seuils de pauvreté selon les revenus pertinents de la Banque mondiale, un quart de la population en Haïti est concerné avec un seuil de 1,90 dollars US par personne et par jour, ainsi qu'un cinquième de l'ensemble de la population dans les trois autres pays (à raison de 3,20 dollars US). Au vu de ces statistiques, retirer la coopération au développement de ces pays n'est pas justifié par le constat voulant que la pauvreté soit surmontée. L'«extrême pauvreté» alignée sur 1,90 dollar US ne peut en aucun cas être la mesure de toutes choses.
De plus, les quatre pays comptent au nombre des états très fragiles. L'index 2020 des États fragiles catégorise leur situation comme «avertissement sérieux» (elevated warning), et dans le cas d'Haïti comme tout à fait «alarmante» (alert). Récemment, l'état de droit, la bonne gouvernance et les droits humains ont à nouveau été soumis à d'énormes pressions dans la région latino-américaine. L'abus de pouvoir, la corruption, l'impunité et la violence largement répandues sont les principales causes de la pauvreté et aussi un immense obstacle au développement durable. La DDC le relève ainsi: «Le Nicaragua traverse actuellement une grave crise sociopolitique ayant des répercussions sérieuses sur les droits humains ainsi que sur la situation économique. Au Honduras, la lutte contre la pauvreté stagne. Les institutions du pays sont faibles et le taux de violence y est très élevé, même par rapport au reste de la région.» L'Amérique centrale est par ailleurs régulièrement frappée par des ouragans ce qui en fait l'une des régions au monde les plus touchées par les changements climatiques, avec des extrêmes s'aggravant encore entre fortes pluies et longues périodes de sécheresse. Tous ces facteurs accentuent les inégalités entre les ethnies, les communautés, les classes de revenus ainsi qu'entre les pays les plus et les moins développés.
Un retrait d'Haïti, «Least Developed Country» de la région, serait particulièrement irresponsable. Le pays souffre d'une grande pauvreté et l'État est très fragile. Il est classé 169e sur un total de 189 pays par le Human Development Index, qui se base sur le revenu national brut par habitant, l'espérance de vie et la durée de la scolarité. En outre, selon l'indice mondial des risques climatiques 2020, Haïti a été le troisième pays le plus touché par les événements climatiques extrêmes au cours des 20 dernières années, après Puerto Rico et le Myanmar. Le retrait de la coopération au développement d'Haïti mettrait fin à un programme qui contribue à encourager et à renforcer la société civile, l'État et le secteur privé, ainsi qu'à un développement économique et social inclusif et équitable. Ce qui ne peut pas être dans l'intérêt de la Suisse.
La DDC part, le SECO reste
Ainsi, quand le Conseil national discutera de la motion mentionnée plus haut sur l'engagement en Amérique centrale et dans les Caraïbes, il sera bien avisé de ne pas mettre en danger la contribution de la coopération suisse au développement, très appréciée par les populations civiles de ces pays. Il a été démontré que cette contribution favorise la stabilisation et l'amélioration progressive des situations difficiles dans ces pays. Il faut empêcher le désengagement prévu.
Il reste que des éléments seront réalisés dès 2021: au cours des quatre prochaines années et jusqu'en 2024, la DDC ne consacrera que 1% des moyens dont elle disposera pour la coopération au développement bilatérale avec l'Amérique latine. Cela représente 26,5 millions de francs suisses. Dans la dernière stratégie 2017-2020, le Conseil fédéral avait prévu 15% des fonds pour cette région, ce qui correspond à environ 390 millions de francs suisses. Selon le rapport final sur la mise en oeuvre du message 2017 - 2020, la Suisse a effectivement attribué 11% des moyens à la coopération au développement bilatérale de la DDC en Amérique centrale.
Ainsi les temps changent – mais pas pour le SECO. Parce que la focalisation géographique ne s'applique qu'à la DDC. Le Secrétariat d'État à l'économie (SECO) continuera à être présent après 2024 en Amérique latine, plus précisément au Pérou et en Colombie, avec sa coopération économique bilatérale. Finalement, cela revient à poursuivre son engagement «en tenant compte des intérêts de la politique économique extérieure de la Suisse». Il semblerait que cela ait plus d'importance aux yeux du Conseil fédéral qu'un engagement en faveur du développement durable en Haïti et dans les pays les plus pauvres d'Amérique centrale. Ce qui soulève un grand besoin d'explications.