Feguens Joseph et Dieumitha Faubert font partie de ces gens qui, dans la vie, ne plantent pas seulement un arbre mais 10’000 de préférence. Ils font aussi partie de ces gens dont les rêves ne semblent pas vouloir se dissiper. S’ils travaillent encore à la réalisation de certains d’entre eux, d’autres se sont concrétisés.
«Let me go» est un de ces rêves qui s'est réalisé. C'est une chanson que Feguens chante avec son groupe «Konpa klere». La chanson parle d’un jeune homme annonçant à sa fiancée qu’il lui faut partir s’il veut gagner de l’argent pour eux deux. «Je m’inspire de la situation des Haïtiens», confie-t-il. Inspiré par l’amour de la famille et par le manque d’argent partout dans le pays.
«Let me go» pourrait être la chanson de Feguens, 30 ans, et de Dieumitha, 27 ans. Tous deux racontent leur histoire, un peu à l’écart de leurs amis qui sont assis sous l’arbre devant leur maison en bordure de la route. Ils se sont mariés avant de pouvoir finir l’école, car Dieumitha était enceinte. Sans travail, mais avec une femme et un enfant qu’il voulait nourrir, Feguens a dû quitter sa famille et se rendre dans une autre partie du pays pour gagner un peu d’argent. Il a travaillé comme aide dans une pépinière et cela lui a plu.
Mais une fois de retour chez lui, il lui manquait le capital initial pour réaliser son rêve: avoir sa propre pépinière. Il s’est débrouillé tant bien que mal pour nourrir une famille de quatre personnes désormais – avec le soutien de Dieumitha qui, tôt le matin, vend devant leur maison des oeufs de ses poules et, à midi, la «frittaille», des bananes plantains frites.
À son retour, Feguens parlait de son rêve à tous ceux qui voulaient l’entendre et aussi à ceux qui ne le souhaitaient pas, mais qui étaient assis sous l’arbre frêle devant sa maison. Par bonheur. Car le jour où Helvetas a recherché dans sa région natale une personne prête à cultiver des palétuviers pour reboiser le «Lagon des Huîtres» dans le parc naturel, la réputation de Feguens l’a précédé.
Et c’est ainsi qu’il réalise son rêve. À présent, il cultive avec sa femme 10’000 jeunes plants de palétuviers. «Je les aime», confie-t-il tout en admirant les milliers de petits sacs noirs d’où les pousses vertes s’élancent vers le ciel. La pépinière est soigneusement clôturée pour que chèvres et vaches affamées ne viennent pas y goûter. Des nattes tressées procurent de l’ombre tout autour.
Avec une pointe de malice dans les yeux, il explique de quelle façon il va chercher les délicates plantules dans le lagon proche afin qu’elles ne soient pas emportées par les vagues en pleine mer; au début, il les arrose avec de l’eau douce, après un mois il ajoute à peine un peu d’eau salée, puis de plus en plus parce que les jeunes plants devront s’habituer à l’eau de mer. Lorsqu’ils seront grands, les palétuviers doivent à nouveau servir de domicile aux flamants roses. Ils étaient nombreux à peupler le lagon – mais au début du projet en 2017, les gardes forestiers n’en ont recensé plus que onze.
Brise-lames et pouponnière
Autrefois, le lagon était recouvert de mangroves. Mais comme son bois dur fournit un excellent charbon, la végétation est en mauvais état aujourd’hui. Il y a deux ans, le gouvernement haïtien a mis sous protection la zone humide très menacée. Helvetas soutient le ministère de l’environnement dans la mise en place d’un parc naturel et, en collaboration avec les autorités et les habitants, cherche des moyens de protéger durablement la faune et la flore.
Cela aussi dans l’espoir d’attirer un tourisme durable, pour que les habitants aient la possibilité de gagner un revenu. Car protection de l’environnement et conditions de vie dignes sont étroitement liées. Quiconque ne peut pas assurer ses moyens de subsistance n’a pas l’énergie de protéger l’environnement; quiconque ne préserve pas l’environnement détériore ses conditions de vie.
Les palétuviers sont un brise-lames naturel qui protège les côtes de l’érosion. Leurs racines sont une pouponnière et un pays de Cocagne pour les poissons, les moules et les crabes. Elles protègent des grands prédateurs mais pas des oiseaux, qui apprécient cette abondante source de nourriture.
Faute de tels arbres avec leurs longues racines aquatiques, la côte s’érode, les animaux trouvent moins de protection et de nourriture. «Davantage de palétuviers signifie davantage de poissons. Pour les gens ici, cela signifie davantage de nourriture et d’argent», dit Feguens. Ainsi, le reboisement de la mangrove profite à bien plus de personnes qu’à Feguens et Dieumitha seulement.
Les écoliers et leurs parents plantent les pousses de palétuviers dans le lagon et apprennent ainsi à apprécier la beauté de cet endroit et à le préserver. Ils sont guidés par les gardes forestiers dévoués qui connaissent le lagon comme leur poche. Ils savent quels arbres et quelles plantes sont menacés d’extinction, ils montrent des animaux, leurs gîtes et aires de repos qu’un oeil non averti peine à déceler. Pour l’heure ils sont bénévoles, car l’État haïtien n’est pas en mesure de supporter les coûts de la gestion du parc.
Des éclaircies correctes sauvent la forêt
Le parc naturel comprend, outre le lagon des huîtres, une forêt sèche qui s’élève haut dans les collines. Or, à l’instar de la mangrove, cette dernière est aussi sous pression par manque d’alternatives de revenus. Les hommes aménagent des champs pour se nourrir, chassent des animaux pour améliorer leurs menus de base, laissent leurs vaches et leurs chèvres manger les jeunes arbres. Et ils ont besoin de bois pour produire du charbon.
Le charbon. À la fois bon et mauvais en Haïti. Bon, parce qu’aucun autre produit agricole ne permet de gagner autant d’argent. Mauvais, parce que des couverts forestiers sont entièrement déboisés pour cela, en l’absence d’alternatives.
Pourtant d’autres solutions existent, affirme Alexis Emile. Il est petit, il n’aime pas trop parler, sauf pour évoquer son métier de charbonnier. Il dispose soigneusement les dernières branches sur le tas aménagé derrière sa maison, bientôt recouvert de feuilles et de terre avant d’y mettre le feu et de le laisser couver pendant un mois. Avant, pour cela, il abattait une fois tous les quatre ans tous les arbres de sa parcelle: les vieux, les robustes, les jeunes, ceux en pleine croissance.
Mais à chaque déboisement, le sol perdait en vigueur, et Alexis perdait du bois. Aujourd’hui, il ne coupe plus que les arbres adultes et les branches épaisses des arbres vigoureux. Grâce à ce procédé de coupe partielle, il peut brûler du charbon tous les six mois environ. «Notre revenu est ainsi mieux réparti. Je gagne régulièrement de l’argent et, en quatre ans, le double d’avant au total.» Lui et sa famille s’en portent mieux, et la forêt aussi.
L’eau – un souci perpétuel
Quand on le questionne sur la citerne dans son jardin, Alexis répond que l’eau vient souvent à manquer. La saison des pluies est toujours plus courte, l’eau de la citerne ne suffit parfois pas pour toute la saison sèche. Dans le parc naturel, le sol est essentiellement karstique, rocheux et poreux; l’eau s’écoule rapidement. Autrefois, quand les forêts protégeaient encore le sol, la pluie alimentait régulièrement un lac souterrain dans les montagnes: la source de la rivière Pichon, artère vitale pour la région et ses 80’000 habitants.
Cette source, située à une altitude de 800 mètres, fait également partie du parc naturel. Elle est difficilement accessible, mais la montée en vaut vraiment la peine. Sur douze paliers, le Pichon s’écoule en cascade jusqu’au village. Plus le sentier pédestre grimpe, plus les cascades sont spectaculaires. Pourtant, selon les dires des paysans, elles ne sont plus que la moitié d’elles-mêmes et ce, malgré la saison des pluies.
Le déboisement excessif dans les montagnes a provoqué une baisse du niveau de la nappe phréatique. Les mauvaises années, la cascade n’est plus qu’un mince filet. En revanche, lors de fortes pluies, qui ne sont pas rares sur cette île tourmentée par les cyclones, les torrents emportent la terre dans la vallée et dans la mer. Pour pallier cette situation, il faut stopper la surexploitation vers la source et le long de la rivière et préserver le sol.
Meprisane Augustin, paysanne en Haïti
La crainte de récoltes encore réduites et d’années sans eau est palpable. La disposition des femmes et des hommes à y remédier est donc soutenue. «Oui, j’ai moi aussi mis le feu aux broussailles afin de gagner du terrain pour cultiver, raconte Meprisane Augustin, je n’avais pas d’autre choix.»
Cette paysanne, veuve, habite dans les collines, loin au-dessus du village. Lorsqu’Helvetas a présenté d’autres solutions, elle a saisi sa chance: «Helvetas et moi avons conclu un contrat. J’ai promis de protéger la terre vers la source et de planter seulement ce qui fortifie le sol. Au début, on m’a accordé une petite prime parce que ma récolte était moindre.» Elle a aussi reçu 200 arbustes de café à planter pour protéger la source.
Elle raconte fièrement que seuls six d’entre eux n’ont pas résisté. «Si l’on dit oui à quelque chose, c’est comme une promesse. Désormais, seuls des arbres fruitiers et du café poussent sur mes champs près de la source. Leurs racines retiennent fermement la terre.» De cette façon, elle protège «toutes les personnes depuis ici jusqu’à la mer.» Car si des arbres retiennent la terre en haut, il n’y aura pas d’inondations en bas, explique-telle. Les inondations sont aussi mauvaises pour les pêcheurs de la côte – et pour les poissons.
Les pêcheurs protègent les poissons
Les pêcheurs de la côte sont très reconnaissants aux paysans de la montagne de protéger les sols, car les sédiments qui sont déversés dans la mer tuent poissons juvéniles et poissons côtiers. À l’aube, ils ramènent leurs barques en bois sur le rivage. Ils ont pêché des homards, des lambis – de grands coquillages comestibles – et des poissons roses, le plat quasi quotidien des gens d’ici. Quelques rares arbres offrent de l’ombre, la cabane de l’association des pêcheurs abrite des congélateurs fonctionnant à l’énergie solaire, qui conservent le poisson plus longtemps.
Avant, les gens auraient pêché depuis la plage avec des filets à mailles fines, raconte Wilner Fleurimond, de l’association des pêcheurs d’Anse-à-Boeuf. Ces filets, qui auraient pu servir de moustiquaires, retenaient aussi les poissons juvéniles et même les naissains. Cela aussi a porté préjudice à la population de poissons, qui se raréfiaient. Grâce au travail d’Helvetas, presque plus personne ne pêche depuis la plage aujourd’hui.
«Helvetas nous a demandé pour quelle raison nous ne pêchions pas notre poisson en pleine mer. J’ai donc appris à le faire depuis un récif artificiel.» Là où vivent des poissons adultes. Son revenu a triplé. Cependant, il n’a parfois aucun endroit où entreposer sa prise, car les congélateurs sont trop petits.
Le projet de construction d’une chambre froide plus grande est ainsi en cours d’élaboration à Belle- Anse. Les pêcheurs ont hâte. «Helvetas a changé notre mode de vie, confie Wilner, elle nous a montré tout ce que nous pouvons atteindre.»
De la pépinière à l’école
Atteindre un objectif, saisir sa chance. C’est aussi ce que veulent Dieumitha et Feguens. «J’aimerais devenir enseignant. Les enfants sont intelligents. Mais ici, ils ne peuvent pas combler leurs lacunes. Ce que je préférerais, c’est les calculs, car j’aime les chiffres», raconte Feguens.
Reste à voir si cet objectif est réalisable. Pour l’heure, le couple s’occupe du revenu pour la gestion du quotidien. Ils paient la scolarité de leurs deux filles aînées et soutiennent les frères de Feguens et leur père aveugle. Dieumitha aimerait élargir l’offre de son snack avec des boissons. Mais avant tout, Feguens veut encore investir dans sa pépinière pour que le revenu familial soit assuré sur le long terme. Avec son épouse, ils ont jeté les bases d’une vie meilleure dans le lagon des huîtres grâce aux palétuviers – une vie meilleure pour l’homme et pour la nature.
Complément: avant notre départ, les gardes-forestiers rapportent avoir recensé 27 flamants roses quelques jours auparavant. Quelques semaines plus tard, nous recevons un e-mail d’Haïti: les gardes ont dénombré 44 flamants roses!