Vous êtes une économiste spécialisée dans la recherche sur la pauvreté – pourquoi ce domaine?
Enfant déjà, j’ai constaté à quel point le monde est inéquitable. Après la maturité, j’ai fait un voyage en Inde et j’ai alors aussi vu les disparités globales extrêmes. J’en ai été touchée, mais cela a aussi titillé ma curiosité. J’ai voulu en savoir plus sur les causes des inégalités mondiales et sur la manière de combattre efficacement la pauvreté. Pendant mes études de sciences politiques à Genève, le master en développement international à Harvard et le doctorat en économie à l’EPFZ et au Kenya, j’ai pu élargir mes connaissances sur ces thématiques. En collaboration avec des collègues kenyan·es, j’ai mis sur pied une organisation qui étudie les moyens de lutter contre la pauvreté. Cette expérience m’a beaucoup marquée et a changé ma manière de voir ma jeunesse en Suisse. J’ai aussi été surprise, notamment par la possibilité de payer ma facture d’électricité par téléphone portable dans un village au Kenya, alors que cela restait impossible à Zurich pendant des années encore. Je suis heureuse de pouvoir aujourd’hui mettre à profit ce que j’ai appris en tant que directrice d’ETH for Development, une initiative à l’échelle de l’EPFZ en faveur d’un développement mondial durable.
Adina Rom est économiste et directrice exécutive d’«ETH for Development» (ETH4D), une initiative qu’elle a colancée. Ce réseau comprend près de 60 professeur·es de l’EPFZ qui s’engagent pour les 17 objectifs de développement durable (ODD). ETH4D encourage la recherche et les innovations qui font avancer le développement à l’échelle mondiale et le travail humanitaire, s’investit pour le transfert de connaissances entre le monde scientifique et la pratique et établit des partenariats académiques internationaux. Avec son entreprise Policy Analytics, Adina Rom soutient les organisations à vocation sociale dans la mesure et l’amélioration de leur impact. En privé, elle s’engage, au titre de membre du comité de différentes organisations suisses, pour la réalisation des ODD et l’égalité des chances en Suisse.
La pauvreté a diminué au cours des dernières décennies. Pourquoi a-t-on encore besoin de coopération au développement?
Oui, l’extrême pauvreté dans le monde a été réduite de moitié au cours des dernières décennies – un recul sans précédent. De plus, l’éducation, l’accès à l’électricité et à l’eau potable ainsi que l’espérance de vie se sont améliorés. À plus d’un égard, nous vivons donc à une époque incroyablement favorable. Toutefois, malgré ces progrès, de très nombreuses personnes continuent de vivre dans la pauvreté. Dans les pays à bas revenus, le taux de mortalité infantile est près de dix fois plus élevé que chez nous. Les crises actuelles mettent en péril la lutte contre la pauvreté – qui reste nécessaire. Les conflits armés, le changement climatique et le Covid-19 ont malheureusement fait regagner du terrain à la faim et à la malnutrition. Cela dit, la recherche montre que les projets de développement peuvent avoir un impact très positif. Ils protègent des vies humaines et peuvent durablement réduire la pauvreté ou contribuer à une meilleure éducation.
Pouvez-vous citer des exemples?
La communauté mondiale a sauvé des millions de personnes grâce à des campagnes de vaccination. À elle seule, la vaccination contre la rougeole prévient près de deux millions de décès par année. Autre exemple: les moustiquaires contre la malaria, qui sauvent la vie de millions d’individus, notamment d’enfants en bas âge. Dans le domaine des investissements dans l’infrastructure, la recherche montre que la construction de ponts suspendus qui relient des communes isolées stimule aussi fortement la croissance régionale. Les revenus augmentent, les habitant·es ayant un accès plus direct aux marchés pour vendre leurs produits agricoles ainsi qu’un accès aux emplois.
Adina Rom, économiste
Le Conseil fédéral veut prélever 1,5 milliard de francs sur le budget de la coopération internationale pour cofinancer la reconstruction en Ukraine. Il manquerait alors près de 400 millions par an pour les projets dans les pays du Sud global. Qu’en pensez-vous?
400 millions par an est un montant énorme! C’est plus que ce que la Suisse engage chaque année pour la coopération au développement dans toute l’Afrique. Une telle réduction des fonds a pour effet de diminuer drastiquement la coopération suisse au développement. Je trouve juste et important de vouloir soutenir l’Ukraine dans la reconstruction, mais cela ne doit pas se faire au détriment des personnes les plus pauvres.
Quelles seront les conséquences de ces économies dans les régions concernées?
Concrètement, avec moins d’argent, on peut protéger et soutenir moins de personnes dans les pays les plus pauvres. En résumé, cela signifie: un accès réduit à l’eau potable, une moins bonne santé, moins d’éducation, etc. Soulignons qu’une telle évolution va à l’encontre de la stratégie du Conseil fédéral et du Parlement, qui s’étaient fixé pour objectif de concentrer la coopération internationale sur les pays les plus pauvres – une décision judicieuse, car c’est là que la détresse est la plus grande et que l’on peut atteindre le plus gros impact.
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Quel impact, par exemple?
Dans le cadre de ma thèse, j’ai par exemple travaillé sur l’impact de l’éclairage solaire sur des ménages au Kenya qui n’avaient pas accès au réseau électrique et utilisaient le plus souvent des lampes à kérosène. Notre étude randomisée incluant plus de 1400 ménages a montré que les lampes solaires ne permettent pas seulement aux familles de diminuer leurs dépenses et d’améliorer leur santé et leur bien-être, mais aussi de réduire fortement leurs émissions nocives pour le climat. Les enfants scolarisés passent plus de temps à faire leurs devoirs. L’accès aux lampes solaires semble donc être une mesure prometteuse, parce qu’elle a un impact positif sur le climat tout en améliorant la situation des personnes pauvres.
Adina Rom, économiste
La coopération au développement contribue à la bonne réputation de la Suisse. Cette image est-elle fragilisée?
La Suisse est connue pour ses partenariats durables et de longue date, et donc pour sa fiabilité. Si des projets doivent être arrêtés en raison de ces économies, cela nuira non seulement à ces projets et aux personnes sur place, mais aussi à la réputation de la Suisse. Et nous le savons bien: une réputation est beaucoup plus facile à détruire qu’à bâtir! Il y aura aussi une grande perte de savoir-faire. Sans parler du fait qu’en réduisant de fait les fonds alloués à la coopération au développement, le Conseil fédéral et le Parlement ne tiendraient pas compte de la volonté du peuple suisse: selon une étude actuelle de l’EPFZ, près de 58% des citoyen·nes ayant le droit de vote souhaitent une hausse de l’aide suisse au développement. En revanche, seuls 26% se prononcent en faveur d’une augmentation des dépenses militaires.