«Je connais l’emplacement de chacune de mes tomates. Ici, il y en avait une mûre, prête à être récoltée. Elle a disparu, quelqu’un a dû la manger.» Tony Khalil n’en est pas fâché. Debout dans l’une de ses serres, qu’il connaît comme le fond de sa poche, il contemple avec fierté ses plants de tomates. L’agriculteur de 47 ans suit leur croissance jour après jour, observant leurs réactions au climat, aux engrais et à l’arrosage. Il ne laisse rien au hasard, encore moins depuis qu’il a appris comment cultiver de manière plus efficace. «Ça, c’est mon plus grand ennemi», dit-il en pointant du doigt un petit insecte volant. La mineuse de la tomate – tel est son nom – peut détruire une récolte, et donc provoquer la faillite. Autrefois, Tony employait les gros moyens pour la combattre. Aujourd’hui, en lieu en place de produits chimiques, il utilise les pièges à mites qu’Helvetas lui a fournis.
Tony est un homme sociable et bienveillant à l’égard de sa famille ainsi que des femmes et des hommes réfugiés de Syrie qui aident à la récolte. Il s’occupe aussi des autres paysans et paysannes du village et s’inquiète du sort de son pays. «La crise économique au Liban nous fait peur. Ici, nous avons tous besoin d’aide, d’où qu’elle vienne, aussi de l’étranger», dit-il. Le Liban a une histoire mouvementée. Creuset d’une multitude de cultures et de religions, le pays a été la scène d’une guerre civile de 1975 à 1990 et, plus récemment, de manifestations de masse contre une classe politique corrompue. Mais sa diversité culturelle et ses paysages ont en aussi fait pendant longtemps une destination touristique très prisée.
Niché sur une colline, le village agricole de Majdel El Meouch se trouve dans la région du Chouf, à environ une heure de route de Beyrouth. Il surplombe des champs en terrasses qui forment des parcelles dans le paysage semi-aride. Sur certaines se dressent des serres. Dans l’un des champs, Tony discute avec Hanna Mikhael, agronome chez Jibal, l’organisation locale partenaire d’Helvetas. Hanna conseille et accompagne Tony dans la transition vers une production de légumes plus durable.
Semeur d’idées et conseiller en récolte
Hanna Mikhael, 27 ans, agronome, travaille chez Jibal, une organisation partenaire d’Helvetas au Liban. Il conseille les agriculteurs sur les méthodes de production proches de la nature. Mais sa passion pour l’agriculture durable va bien au-delà: en 2020, pendant les manifestations dans le pays, il a lancé, avec des amis et amies agronomes, le groupe Facebook «Izraa» (Plante!). Objectif? Inclure l’agriculture. «Le ntemps pour une révolution dans tous les domaines de la société était venu. Nous voulions que les paysans puissent poser leurs questions et vendre leurs produits», explique Hanna. Il cite l’exemple d’un agriculteur qui a réussi à vendre deux tonnes de pommes en très peu de temps grâce au groupe. Le succès a été fulgurant et le confinement dû au coronavirus a renforcé la demande. Aujourd’hui, la plateforme compte 140’000 membres – surtout au Liban, mais aussi dans des pays voisins et outre-mer. Hanna et ses amis travaillent bénévolement, par conviction. Izraa motive certains agriculteurs à passer au bio. Ces résultats et le grand réseau suffisent à Hanna. Les initiateurs d’Izraa ne manquent pas d’idées, comme celle d’élaborer une carte interactive de tous les producteurs durables libanais. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, Hanna envisage aussi l’option de faire de la recherche pour trouver des alternatives au blé. Un de ces anciens professeurs l’a d’ailleurs déjà contacté à ce sujet. –INY
Produire bio et moins cher
«Jibal m’a beaucoup aidé. Sans eux, j’aurais fait faillite», avoue Tony. Accablés par la crise économique et l’inflation galopante depuis trois ans, la plupart des habitantes et habitants du pays luttent tous les jours pour survivre. Les familles paysannes doivent vendre leur récolte en livre libanaise, qui se déprécie continuellement. L’achat d’engrais, de produits phytosanitaires, d’essence et d’autres intrants se fait, lui, en dollars américains. Le taux de change ne cesse de se détériorer.
Le projet d’Helvetas permet de redonner une perspective à Tony et aux autres agriculteurs et agricultrices du village, qui ont reçu par son intermédiaire des produits auxiliaires importés tels que des bâches en plastique pour les serres, des semences et des outils agricoles. Dans le cadre de formations et de séances individuelles de conseil, ils ont appris comment obtenir de bonnes récoltes sans engrais chimiques ni pesticides, qu’ils n’utilisent plus que ponctuellement. «Aujourd’hui, nous prenons soin de l’environnement et de notre santé», déclare Tony. Ce dernier s’est mis à produire son propre compost. Pour venir à bout des ravageurs, il utilise un spray naturel qu’il fabrique à partir de savon et de fragments de plantes. Il applique en outre la culture mixte et la rotation des cultures pour optimiser ses résultats. «Avant, je ne faisais pousser que des tomates et du persil», explique Tony, qui s’est depuis mis à la diversification. Dans ses champs et ses serres, on trouve à présent aussi du maïs, des aubergines, des haricots, des concombres, des chouxfleurs, des courgettes et des poivrons.
Toutefois, la plupart des agriculteurs et agricultrices ignorent quels sont les produits les plus demandés et à quel moment les vendre pour obtenir le meilleur prix. «Le plus grand agriculteur du village est aussi le plus grand influenceur», explique Hanna. Autrement dit, lorsque celui-ci plante des tomates, les autres l’imitent dans l’espoir d’avoir tout autant de succès.
Amoureux au Congo
Retour dans l’une des serres, où la température monte facilement jusqu’à 50 degrés. La sueur coule sur les fronts, tandis que des mains agiles sont occupées à cueillir les haricots. Riches en protéines, ceux-ci sont très demandés à l’heure où beaucoup de personnes ne peuvent plus se payer de viande. Parmi les mains agiles se trouvent celles de Poupette Mpia Lobeye, 36 ans, l’épouse de Tony. Elle aide régulièrement son mari et les employés; encore plus souvent depuis la crise, la famille n’ayant pas les moyens d’engager des personnes supplémentaires pour aider à la récolte.
Poupette est originaire du Congo, où Tony a jadis travaillé dans la foresterie et où ils se sont rencontrés, avant de retourner vivre dans le pays d’origine de Tony. Avec leurs trois enfants et la mère de Tony, Ilham, ils habitent trois pièces et demie au rezde- chaussée d’une maison simple. «Au début, c’était très dur pour moi ici», se souvient Poupette. «Je me sentais comme un enfant, je ne comprenais pas la langue. Beaucoup de choses étaient différentes, par exemple la manière de préparer les repas.» Mais le plus dur pour elle était d’être loin de sa mère.
Si, aujourd’hui, Poupette se débrouille assez bien en arabe, s’intégrer dans un village libanais en tant que femme africaine n’a pas été facile. Même la mère de Tony reconnaît: «Au début, je n’approuvais pas le choix de Tony, mais aujourd’hui, j’aime beaucoup Poupette.» Tony confirme avec un clin d’oeil: «Ma femme s’entend mieux avec ma mère que moi.»
La vente directe, une bonne affaire
Les paysans de Majdel El Meouch ont urgemment besoin d’améliorer leurs revenus pour pouvoir nourrir leurs familles. Jusqu’à présent, ils n’ont pas véritablement pu s’occuper de la commercialisation de leurs légumes; ils vendaient leurs produits à des intermédiaires qui livraient la marchandise à des petits commerçants de Beyrouth. Trois quarts de la création de valeur sont ainsi perdus – une mauvaise affaire pour les producteurs, mais aussi pour les clientes et les clients, qui doivent utiliser une proportion de plus en plus importante de leur revenu pour l’alimentation en raison de la crise. Pour cette raison, le projet d’Helvetas, soutenu par la Chaîne du Bonheur, ne s’intéresse pas seulement à l’étape de la production, mais aussi à celle de la vente, et entend soutenir aussi bien les paysans que la population de Beyrouth.
Après l’explosion survenue au port de Beyrouth il y a deux ans, la détresse des habitantes et habitants était telle qu’Helvetas a racheté aux familles paysannes leurs produits pour les redistribuer aux personnes nécessiteuses en ville. La situation continue d’être difficile, la population se débrouille comme elle peut. Pouvoir acheter, à des prix abordables, des fruits et des légumes sains produits dans le pays constitue pour beaucoup une grande aide. C’est ce qui a incité Helvetas et son organisation partenaire Jibal à mettre sur pied un marché, le «souk el mawsam» (marché de saison), en plein coeur de Beyrouth.
Il a lieu pour la première fois en ce mois de juin. Tony et son employé se sont levés à l’aube pour récolter les derniers légumes, les trier et les placer dans les caisses de transport. Les paysans du village effectuent le trajet ensemble afin d’économiser de l’essence. En route, ils effectuent quelques arrêts pour charger ici des choux, là des épices. Des voeux de bon voyage sont échangés selon la formule arabe qui souhaite un trajet et un retour en paix et en bonne santé.
Un marché pour tout le monde
Le marché a lieu sur le site d’une ancienne station à essence. C’est l’endroit choisi par un groupe de jeunes Libanais et Libanaises pour distribuer des repas gratuits à la population après l’explosion au port. «Nation Station» – tel est le nom du projet – est connu dans tout le quartier pour son engagement social.
À l’arrivée des agriculteurs, un groupe de personnes attend déjà. Rapidement, un brouhaha s’installe, les clientes et les clients
vont et viennent, certains pour aller comparer les prix avec ceux des magasins environnants. Carmen Hanna explique: «Je viens ici, parce que les produits sont frais et moins chers.» L’explosion au port a endommagé l’appartement familial. Depuis, sa santé
souffre. «Notre vie a été entièrement chamboulée: d’abord la révolution, puis le coronavirus et l’explosion – pourquoi tout cela?», soupire-t-elle. En raison de l’inflation massive, beaucoup de personnes vivent au jour le jour et à n’achètent que le strict nécessaire. Avant la crise, une pile de galettes de pain traditionnelles coûtait l’équivalent d’un franc environ, il faut aujourd’hui débourser neuf fois plus. Quant au prix de l’eau potable, il a quadruplé. Une veuve raconte qu’elle n’achète plus que deux oranges au lieu d’un kilo. Elle se prive de viande et de beurre, devenus trop chers. Son souper consiste en un morceau de pain avec un peu de fromage. «J’ai toujours peur que le gaz ne suffise pas, alors je ne fais la cuisine qu’une fois par semaine et répartis ce que j’ai cuisiné sur plusieurs jours. Par exemple les haricots que j’ai achetés aujourd’hui.»
Le premier jour de marché s’achève, la plupart des stands sont vides – une journée bien remplie pour Tony et les autres agriculteurs de son village. Et ce n’est que le début: ils reviendront ici tous les mardis pour vendre leurs produits. En collaboration avec Helvetas et Jibal, ils prévoient en outre de mettre sur pied la vente directe à des épiceries sociales qui revendront la marchandise au prix d’achat et sans bénéfices à la population éprouvée de Beyrouth. Enfin, ils entendent aussi approvisionner des hôpitaux et des hôtels. Autant d’efforts pour que la situation s’améliore enfin – à la campagne comme en ville. Et pour que les personnes comme Carmen et la veuve puissent de nouveau se nourrir plus sainement.
Tony Khalil, agriculteur
La situation au Liban
Jadis surnommé «la Suisse du Moyen-Orient», le Liban est au bord de l’effondrement économique. Le pays est secoué par des crises récurrentes et la situation s’est encore détériorée depuis l’explosion dévastatrice au port de Beyrouth en août 2020 et la pandémie de coronavirus. Le courant, l’essence et même les aliments sont aujourd’hui hors de prix pour une grande partie de la population, dont plus de trois quarts sont touchés par la pauvreté. De nombreux habitantes et habitants ne survivent que grâce au soutien de proches à l’étranger. En octobre 2019, des manifestations de masse ont éclaté en opposition à un nouvel impôt annoncé et à la corruption, exigeant la démission du gouvernement. Les structures qui sous-tendent les pouvoirs politiques et économiques sont complexes et reposent, entre autres, sur des alliances qui remontent à la guerre civile libanaise (1975–1990). Jadis comme aujourd’hui, des fractions de musulmans, chrétiens, druzes et d’autres<br />\nconfessions se font face. En mai 2022, des candidates et candidats indépendants ont remporté quelques sièges lors des élections parlementaires. Les signes timides d’un possible changement?–INY