«Tu le tiens?» Yeshi Choden regarde par-dessus son épaule Gyem Phurba qui soulève l’autre bout du tronc abattu et déjà scié en planches. «Oui!», s’exclame-t-il, puis les deux emportent avec précaution le long bout de bois hors de la forêt, sur la route forestière. Yeshi est trésorière et Gyem président de l’association forestière d’Ugyen Choling, tout au fond de la vallée de Tang, à près de 3000 mètres d’altitude, dans le district de Bumthang.
L’association forestière existe depuis plus de 20 ans et les 23 foyers du village y sont affiliés. Elle est organisée selon des structures démocratiques, à l’instar d’une coopérative en Suisse. Chaque année, elle a le droit d’abattre 104 arbres. Le bois est d’abord destiné aux membres de l’association, qui l’utilisent notamment pour réparer leurs maisons. S’il reste des arbres, ils sont vendus. L’argent est versé dans le fonds commun et les membres peuvent demander un prêt, que ce soit pour régler des frais de scolarité ou pour un enterrement. Avec une fréquence de quelques années, les bénéfices de la caisse sont redistribués aux membres. «Depuis que nous assumons la responsabilité de la forêt en tant que communauté villageoise, il n’y a plus de problèmes de coupes de bois non autorisées», affirme Gyem.
Helvetas avait soutenu le Bhoutan dans le lancement de ses premières associations forestières, avec succès. Lorsqu’il a fallu les institutionnaliser en 1993 – avec le financement de la Direction du développement et de la coopération (DDC) et de la Banque mondiale – il y a toutefois eu quelques obstacles à surmonter: «Les débuts ont été très difficiles», se rappelle KJ Temphel, un ingénieur forestier qui avait dirigé le projet pilote. «Bien que le gouvernement ait voulu confier la responsabilité aux associations forestières, les autorités régionales ne nous faisaient pas confiance. Mais il faut dire qu’à l’époque, le Bhoutan n’avait encore aucune expérience en matière de démocratie.»
Gyem Phurba, président de l’association forestière d’Ugyen Choling
Un roi abolit la monarchie
La démocratie n’a été introduite qu’en 2008, à la demande de Jigme Singye Wangchuck, quatrième roi du Bhoutan. Le pays était devenu une monarchie en 1907. Le peuple se montrait cependant rétif à ce changement; il faisait confiance à son roi et le vénérait. Néanmoins, le régent était d’avis qu’à long terme, il serait préférable de partager le pouvoir. En 2006, il a annoncé les premières élections libres tout en abdiquant, âgé d’à peine plus de 50 ans. Son fils Jigme Khesar Namgyel Wangchuck, alors âgé de 26 ans, devait conduire le pays vers un avenir démocratique.
«Le moment de redéfinir nos priorités était arrivé», explique Tashi Pem, qui a rejoint Helvetas en tant que coordinatrice de projet en 2003 et qui dirige le programme pays depuis 2017. «Au début, l’accent a été mis sur la formation, les infrastructures, l’agriculture et la sylviculture», se rappelle-t-elle. Aujourd’hui, presque tous les projets ont un lien plus ou moins direct avec la démocratisation. Helvetas soutient par exemple le gouvernement dans la décentralisation des tâches. Un processus en cours depuis la fin des années 1980, mais qui est loin d’être terminé: tout d’abord, une partie des tâches administratives, autrefois gérées de manière centralisée depuis la capitale Thimphu, a été transférée aux 20 dzongkhags, semblables aux cantons en Suisse. Plus tard, d’autres tâches ont été déléguées à l’échelon administratif immédiatement inférieur, les 205 gewogs, comparables aux arrondissements administratifs, puis aux communes.
«Une telle transformation ne se fait pas du jour au lendemain, explique Tashi Pem. Il faut tout d’abord savoir qui assume quelles tâches – formation, justice, police et ainsi de suite –, puis il s’agit de clairement définir les compétences et les responsabilités, donc aussi les droits de participation des citoyens et des citoyennes. C’est un processus très complexe dans lequel Helvetas soutient les autorités. L’expérience de la Suisse en matière de démocratie nous aide, bien sûr.»
Un lien solide avec la Suisse
C’est une amitié née dans les années 1940 qui est à l’origine de l’important rôle de conseillère joué par Helvetas dans ce petit royaume de l’Himalaya, tout comme des projets innovants qu’elle y mène encore aujourd’hui. À l’époque, Lisina, fille du couple d’industriels suisses Fritz et Monica von Schulthess, fait la connaissance, dans un internat à Londres, d’une Bhoutanaise, qui deviendra plus tard l’épouse du troisième roi. En 1952, la famille von Schulthess est invitée au Bhoutan par le couple royal fraîchement couronné.
À l’époque, il n’y a pas encore de routes au Bhoutan ni d’électricité ou d’autres installations dont d’autres pays profitent déjà depuis longtemps. Mais le roi veut ouvrir son pays à la modernité: il demande à l’industriel suisse de l’épauler, par exemple avec des spécialistes suisses disposés à conseiller le Bhoutan. C’est le début de la coopération au développement de la Suisse avec le Bhoutan.
L’un des spécialistes que Fritz von Schulthess recommande s’appelle Fritz Maurer. Ce dernier répond à une annonce parue dans un journal en 1969 en Suisse, où l’on recherche un fromager prêt à passer une année au Bhoutan, à Gogona, à 3000 mètres d’altitude. Aujourd’hui âgé de 80 ans, ce Bernois vit au Bhoutan depuis 54 ans. Il possède la nationalité bhoutanaise et a assisté de près au développement du pays, auquel il a aussi contribué.
Formation professionnelle
Jusque dans les années 1950, les enfants sont scolarisés dans des monastères bouddhistes. Plus tard, des enseignant·es indien·nes prennent la relève. L’une des premières initiatives d’Helvetas Bhoutan sera de former un corps enseignant indigène. La scolarité étant surtout axée sur l’enseignement universitaire, les métiers de l’artisanat ne jouissent pas d’un grand crédit; ils sont exercés par des migrant·es du Bangladesh, d’Inde et du Népal. Nombre d’étudiant·es ne trouvent pas d’emploi, leur profil ne correspondant pas aux exigences du marché du travail. Le taux de chômage chez les jeunes s’élève à 27%, ce qui les incite à émigrer vers le Canada et l’Australie – une énorme perte de compétences, alors que le pays manque de maind’œuvre qualifiée en installations sanitaires et en menuiserie. Helvetas s’est attaquée au problème: au Chumey Technical Training Institute, des jeunes suivent une formation en menuiserie et en ferblanterie d’une année, inspirée du modèle suisse d’apprentissage. Ils et elles reçoivent les connaissances techniques et acquièrent une expérience pratique dans une entreprise. De nombreux instituts de formation ont adopté ce système de formation dual.
Une collaboration renforcée
«Cela a commencé par du fromage, mais a rapidement pris de l’ampleur», se rappelle-t-il. Bientôt, on prend conscience que le fromager de formation s’y connaît également en agriculture, en culture fourragère et en élevage de bovins. Comme on lui confie toujours plus de tâches et que, très vite, il ne peut plus les assumer toutes, il va chercher du renfort en Suisse. Et avec ce dernier arrivent de nouvelles connaissances: comme cette épouse d’un Suisse qui, avec sa formation d’infirmière, se met à prodiguer des soins à la population locale dans un poste sanitaire improvisé.
Informé des exploits du petit groupe suisse, le roi propose d’étendre les différentes activités au Bumthang, à l’époque extrêmement pauvre. Fritz Maurer et ses condisciples déménagent alors peu à peu et introduisent l’apiculture et la sylviculture selon le modèle suisse.
Médias et compétences médiatiques
Quand le Bhoutan a instauré la démocratie, des stations de radio privées et onze quotidiens ont vu le jour. Avant cela, le pays ne disposait que du journal progouvernemental «Kuensel», créé dans les années 1950, et, depuis 1999, d’une télévision d’État et d’Internet. Aujourd’hui, il ne reste que sept journaux qui, sauf le «Kuensel», paraissent une fois par semaine sur un nombre réduit de pages. Les rédactions sont passées de 60 ou 70 membres à trois ou cinq. «Aujourd’hui, la population s’informe sur les médias sociaux», indique Needrup Zangpo, directeur de la Bhutan Media Foundation (BMF), organisation partenaire d’Helvetas. Elle forme des journalistes et propose une éducation aux médias dans tout le pays, car la recherche d’informations via les médias sociaux comporte des risques au Bhoutan aussi, comme l’information partiale, la désinformation et les appels à la violence. «Des médias indépendants constituent la base d’une véritable démocratie», explique Needrup Zangpo. La BMF organise aussi des conférences au cours desquelles journalistes, diplomates et représentant·es du gouvernement et de la société civile échangent leurs points de vue, notamment au sujet de l’intelligence artificielle.
Beaucoup de petits pas pour une remise en mains locales
En 1975, Fritz von Schulthess décide de confier les activités toujours plus nombreuses, qu’il a entretemps réunies dans une fondation, à une organisation professionnelle. Il choisit Helvetas, active dans le pays voisin, le Népal, depuis 1956 déjà. Plusieurs projets sont développés, à l’instar du poste sanitaire qui deviendra un hôpital. D’autres voient le jour, comme la création d’écoles et la formation d’enseignantes et d'enseignants indigènes. Certains projets, telle la fromagerie dans le Bumthang, sont privatisés ou délégués aux municipalités, comme les groupes forestiers communaux.
À ce jour, le pays compte plus de 600 groupes de ce genre, à l’instar de celui de Yeshi et de Gyem dans la vallée de Tang; chacun de ces groupes fonctionne comme une petite démocratie. Avec leurs structures, ils représentent un pilier important du Bhoutan, cette toute jeune démocratie d’à peine 15 ans, dont la Constitution stipule que 60% de sa superficie doit rester couverte de forêts et qui considère ces dernières comme une partie intégrante de son bonheur national brut. Sans doute aussi grâce à un roi clairvoyant qui a introduit la démocratie contre la volonté de sa population.
Et Helvetas? À la lumière des développements prometteurs au Bhoutan, elle confiera bientôt la responsabilité des projets actuels et futurs à l’organisation locale LEAD+, actuellement mise sur pied par Tashi Pem et l’équipe d’Helvetas en place au Bhoutan. Son travail se fondera sur le savoir-faire et la précieuse expérience de 50 ans de coopération au développement tout en restant étroitement lié à Helvetas. Tashi Pem se dit un peu triste et nostalgique. «Mais c’est aussi l’aboutissement logique du formidable développement de notre pays au cours des dernières décennies.»
Tourisme durable
Au Bhoutan, le tourisme n’existe que depuis les années 1970. Pour éviter le tourisme de masse et protéger la nature et la culture, le nombre de visiteur·euses était contrôlé, jusqu’à la pandémie, grâce à un forfait journalier de 250 dollars US. Aujourd’hui, il s’élève à 100 dollars US afin de privilégier un développement durable du tourisme. Il faut y ajouter des frais auparavant couverts par le forfait plus élevé, notamment pour les hôtels et l’accompagnement obligatoire par un·e guide. Depuis peu, Helvetas s’engage aussi dans le tourisme durable au Bhoutan: dans la vallée de Haa, à l’extrême ouest du pays, elle soutient un office du tourisme géré par des jeunes de la vallée. Dans des ateliers, des personnes proposant des logements chez l’habitant, généralement des paysan·nes, apprennent à cuisiner pour des hôtes issus d’autres cultures et à communiquer sans langue commune. La région doit ainsi devenir une destination touristique qui profite à tout le monde: à la population rurale, aux communes, mais aussi aux voyageur·euses.