«Ce matin-là, j’ai vu des hommes armés arriver au village et bouter le feu aux maisons. Ils ont tiré sur mes voisins qui fuyaient en courant. Je me suis immédiatement cachée dans des buissons. Au travers des branches, j’ai tout vu. Les maisons qui se consumaient. Et tout le reste…»
Rabeya Begum et sa famille vivent dans le camp de Kutupalong-Balukhali situé au sud-est du Bangladesh. Assise sur le tapis de sol de son abri constitué de bambous et de bâches en plastique, elle s’exprime doucement, avec calme. Ni sa voix, ni son corps ne trahissent l’émotion qui la traverse lorsqu’elle fait le récit de son histoire qui se confond avec le destin de son peuple: les Rohingyas.
Cette jeune femme de 21 ans affronte chaque nouvelle journée avec courage, offrant amour et tendresse à son petit garçon de six mois né dans ce camp où elle n’a pas eu d’autre choix que de s’installer.
En quelques minutes, tout est perdu
Après avoir été témoins des violences, et alors qu’elle est enceinte de six mois, Rabeya et son mari doivent abandonner leur maison, leur village et leur pays pour sauver leur vie et celle de l’enfant à naître. En quelques minutes, leur vie bascule. Accompagnés par le beau-père de Rabeya, ils fuient dans une course éperdue du Myanmar vers le Bangladesh voisin.
À ce stade, c’est son mari, Mohamad, qui poursuit le récit de cette tragique journée du mois de septembre 2017. Vêtu de son «longyi», un long tissu enroulé autour de la taille typique de la région, et d’un maillot de corps, il s’assoit au côté de sa femme et prend son bébé dans ses bras. Il fait très chaud et humide dans cet abri. On offre un petit éventail au visiteur pour qu’il puisse se rafraîchir. Dans ces contrées, l’accueil de l’étranger est une chose importante, quelle que soit la situation.
À l’écoute de cet émouvant récit et en discutant avec ce couple, un seul mot vient à l’esprit: résilience. Ce terme qui peut sembler compliqué désigne simplement cette capacité qu’ont les êtres humains à repartir après avoir subi des épreuves. Les épreuves n’ont pas manqué dans la vie de ce jeune couple, qui pourtant fait face à l’adversité avec un courage et une humilité forçant le respect.
Mohamad, jeune Rohingya dans le camp de réfugiés de Kutupalong-Balukhali
Préserver la santé grâce à des latrines
Après un court séjour dans un premier camp, la famille s’installe dans le camp 8E, bloc 69. Là où l’oncle de Mohamad est déjà installé. Et là où Helvetas construit des latrines et des cuisines communautaires fonctionnant avec du biogaz.
Tout comme la famille de Rabeya, plus de 600’000 réfugiés se sont installés en quelques semaines là où ils ont pu. Le camp de Kutupalong-Balukahli ravit au camp de réfugiés de Dadaab au Kenya la première place, peu enviée, de camp le plus étendu et le plus peuplé au monde. Les compagnons d’infortune de Rabeya et Mohamad s’installent sur une zone s’étendant sur 1500 hectares.
Ils construisent eux-mêmes leurs abris avec le matériel que l’armée bengalie et l’aide internationale leur fournissent. Pour pouvoir cuisiner et faire de la place, les arbres sont coupés. Autrefois verdoyante, la région devient une mer d’abris de fortune, s’étendant à perte de vue. Le risque d’épidémies dans un camp aussi densément peuplé est extrêmement élevé et la construction de latrines devient vitale. Un système d’assainissement permet de pallier ce risque, évitant la contamination de l’eau de boisson par des matières fécales. Helvetas a permis la construction de 320 latrines, pour environ 20’000 réfugiés. La moitié des travaux était déjà achevée à fin juin.
Oui, je soutiens l’aide
Ce n’est bien sûr pas suffisant, mais les équipes sont prêtes à en construire davantage si les financements le permettent. En parallèle, des séances de sensibilisation à l’hygiène sont organisées par Helvetas. Les pratiques en la matière ne sont pas satisfaisantes au Myanmar voisin. Par conséquent, hommes et femmes bénéficiant des latrines sont invités à y assister. «Je suis heureuse que mes voisins participent aussi à ce genre de séance. Nous éviterons ainsi les maladies», explique Rabeya, qui y a pris part la veille et qui est bien déterminée à ne pas tomber malade.
La construction des latrines implique également d’employer des réfugiés comme main-d’oeuvre. «Grâce à l’argent que je touche comme journalier, je peux améliorer notre quotidien, explique Mohamad. Souvent, je n’ai pas un sou en poche, mais quand je peux travailler, je reçois 350 takas par jour.» Cela équivaut environ à quatre francs. Après neuf mois à ne manger que les rations distribuées par les agences des Nations Unies, soit du riz et des lentilles, le manque de légumes frais et de poisson se fait sentir. C’est donc souvent le premier achat que font les familles lorsqu’elles ont un peu d’argent.
Cuisiner avec du biogaz contre le déboisement
Étant donné le grand nombre de réfugiés, c’est assez naturellement que des petites échoppes à l’intérieur du camp se sont organisées. On y trouve des crackers, des biscuits ou des bonbons. Un signe que la vie continue, malgré tout. Un commerce autour du bois de feu s’est également mis en place, ce qui entraine un déboisement menaçant la stabilité du terrain. S’approvisionner pour pouvoir cuisiner est devenu un problème majeur. Pour ceux qui, comme Mohamad, ont parfois un peu d’argent à disposition, il est possible d’acheter 10 kilos de bois de feu pour 100 takas. «Avec ça, nous pouvons tenir quelques jours; sinon, il faut aller chercher le bois très loin d’ici», explique Mohamad.
La grande majorité des réfugiés n’a pas le choix, et l’alternative consiste à marcher entre six et huit heures pour atteindre des collines situées à une quinzaine de kilomètres. Ils peuvent y trouver du bois, parfois des racines ou, en dernier recours, de l’écorce des arbres. «Si je n’ai pas d’argent, c’est le dilemme: aller chercher du bois ou chercher du travail?», résume Mohamad. Rater une des rares opportunités de petits boulots, et c’est l’occasion d’améliorer le quotidien qui lui file sous le nez. Et pourtant, impossible de se passer de feu…
Le projet d’Helvetas répond à ce dilemme qui rend l’existence des Rohingyas encore plus cruelle. Les cuisines communautaires fonctionnant au biogaz permettent aux réfugiés de cuisiner sans bois de feu. Concrètement, le gaz alimentant ces cuisines est produit dans une cuve scellée où les excréments des latrines dégagent du méthane en fermentant. Par un système de petits tubes, le gaz est alors acheminé jusqu’à des cuisines où des brûleurs permettent aux familles de cuisiner. Écologique et innovante, cette approche permet à la fois de mettre fin à la coupe d’arbres et d’améliorer les conditions de vie des réfugiés.
La peur des fortes pluies
Une violente bourrasque de vent interrompt la discussion avec Rabeya et Mohamad. L’atmosphère de cette journée, au moment de notre visite à la fin du mois de mai, est lourde. Des nuages bourgeonnent dans le ciel. La pluie menace. La nuit dernière, une première grosse averse a rappelé à tout le monde la précarité dans laquelle vit cette population déplacée. Les rafales de vent ont emporté les toits et des murs de certains abris.
Mohamad se rappelle l’enfer de leur situation à leur arrivée à l’automne 2017. De la boue jusqu’aux genoux parfois. Les sols sont peu perméables, cette terre lourde et argileuse devient glissante et surtout, comme il n’y a plus d’arbres pour la retenir, elle est sujette à des glissements de terrain. Les Nations Unies estiment que 175’000 réfugiés sont installés dans des zones à risque.
Helvetas travaille également à la résolution de cette situation dramatique. Des équipes sensibilisent les populations vivant dans les zones les plus dangereuses. Grâce à ce travail avec les communautés, des réfugiés sont employés pour sécuriser les pentes, celles dont la déclivité est la plus importante, en y plantant du vétiver, une plante à croissance rapide et très efficace pour retenir les sols. Des sacs de sable sont également utilisés pour remblayer les pentes les plus abruptes. La situation reste néanmoins extrêmement préoccupante car personne ne peut prévoir ce qu’il va se passer. L’intensité de la mousson varie chaque année mais en moyenne, il tombe du ciel la même quantité d’eau en un mois que la totalité des pluies annuelles sur la Suisse. Et la mousson s’étend entre les mois de juin et de septembre.
Que vont devenir les enfants?
Après avoir traversé tant d’épreuves, la question du futur de la petite famille surgit dans la discussion. «Où pourrions-nous aller?», s’interroge avec inquiétude la jeune maman. La famille aimerait pouvoir rejoindre les frères de Rabeya qui vivent à Chittagong, la deuxième ville du Bangladesh, mais les contrôles les bloqueraient.
Ils ne parlent pas le bengali et n’ont pas de papiers d’identité. «J’adorais ma vie d’avant, ma ferme au Myanmar dont je m’occupais avec plaisir. Les amis et les voisins avec lesquels nous pouvions passer du bon temps.» Anticipant la question, Mohamad explique qu’ils aimeraient bien retourner chez eux: «Mais tant que notre sécurité n’est pas assurée, nous ne rentrerons pas.»
Le futur est évidemment au coeur des préoccupations des réfugiés, ainsi que des autorités et de la communauté internationale. Cela fait une année que la majorité d’entre eux sont arrivés au Bangladesh et aucune solution ne semble se profiler à l’horizon. Un accord entre le Myanmar et le Bangladesh stipule que les réfugiés devraient être rapatriés mais rien présage l’application d’un tel accord.
La nuit va tomber sur le plus grand camp de réfugiés du monde. Les nuages sont menaçants. Il faut espérer que le ciel se montrera clément cette nuit. Impossible de ne pas s’interroger sur le futur de Mohamad Rizwan, âgé de six mois, né dans ce camp et ne connaissant pas son pays d’origine, n’ayant pas de papiers. «J’espère qu’il ne devra pas grandir dans cet abri», s’inquiète Rabeya, en regardant tendrement son enfant qui s’est maintenant endormi dans les bras de son père. Et dans un souffle: «Mais le plus important, c’est qu’il soit en sécurité.»