Les ambitions sont trop faibles, les progrès trop limités. A ce rythme, la Suisse n'atteindra pas les objectifs de l'Agenda 2030 pour le développement durable. Nous avons parlé des points faibles du nouveau plan d'action 2024-2027 et de ce qu'il faudrait pour que la Suisse atteigne quand même les ODD.
Eva Schmassmann, où en est la Suisse dans la mise en œuvre de l'Agenda 2030?
Dans l'ensemble, la Suisse n'est pas en bonne voie pour mettre en œuvre le programme de développement durable de l'ONU. C'est ce qu'avait déjà montré le rapport national qu’elle avait présenté en 2022 devant la communauté internationale réunie à New York. Dans ce rapport, le Conseil fédéral faisait une autocritique: «Le rythme n'est pas suffisant. Dans certains domaines, la direction n'est même pas la bonne, la Suisse s'éloigne de la réalisation de certains ODD».
Par exemple, de plus en plus de personnes tombent dans la pauvreté. Ils et elles dépendent des soupes populaires et des épiceries Caritas. Toujours plus de sols sont bétonnés et imperméabilisés, la biodiversité dans les prairies et les forêts diminue. Et, alors que nos émissions de CO2 sont en légère baisse, notre responsabilité climatique augmente en raison des importations et des vols à l'étranger.
Afin de traduire l'Agenda 2030, valable à l'échelle mondiale, dans la politique nationale, le Conseil fédéral a adopté en 2021 la Stratégie pour le développement durable 2030, en abrégé SDD 2030. Le problème est que lors de la traduction des ODD dans le contexte suisse, de nombreux objectifs ont été édulcorés - l'ODD 1 vise par exemple à réduire de moitié la pauvreté dans les pays plus riches. Le Conseil fédéral transforme cette «réduction de moitié» en «réduire la pauvreté», ce qui est peu tangible et peu ambitieux.
Le Conseil fédéral vient d'adopter un nouveau rapport et un plan d'action 2024-2027. Quel est ton message principal?
Dans la SDD 2030, le Conseil fédéral a défini trois champs d'action importants: «consommation et production durables», «climat, énergie et biodiversité» et «égalité des chances et cohésion sociale». Le nouveau rapport résume l'état de la mise en œuvre dans ces trois champs thématiques. Là aussi, le Conseil fédéral constate de manière autocritique qu'il faut agir.
Le plan d'action 2024-2027 qui s'y rapporte devrait maintenant identifier des mesures permettant d'aborder effectivement ce besoin d'agir: que faut-il pour réduire la pauvreté et promouvoir la cohésion sociale? Comment faire passer l'économie circulaire à la phase supérieure? Quelles sont les réglementations nécessaires pour que les entreprises assument plus systématiquement leur responsabilité sociale et environnementale? Comment faire pour que les banques se retirent complètement des investissements dans les énergies fossiles? Pourtant, c'est justement dans des domaines aussi centraux que des mesures concrètes font défaut.
Les «patates chaudes» ne sont pas abordées dans le plan d'action: Le risque de pauvreté augmente en Suisse (ODD 1) et l'obésité progresse (ODD 3); l'inégalité des revenus et le sentiment de discrimination augmentent (ODD 10); l'empreinte matérielle s'élargit (ODD 8) et il y a toujours plus de déchets urbains (ODD 12); l'étalement urbain se poursuit (ODD 11) et la biodiversité se perd (ODD 15); et les ressources allouées à la coopération au développement s'éloignent de l'objectif de l'ONU de 0,7% du revenu national brut (ODD 17). Des mesures concrètes pour inverser ces tendances négatives? Aucune.
D'où mon message central: le rapport intermédiaire constitue une bonne base pour identifier les mesures nécessaires. Le plan d'action n’effectue pas ce travail. Il est un exemple du manque de volonté politique d'oser des approches réellement innovantes, visionnaires et transformatrices. L'administration s'en tient à des mesures individuelles, souvent isolées. Et avec de petites mesures, on obtient rarement de grands résultats.
Y a-t-il aussi des mesures que tu considères comme positives?
Le catalogue de mesures contient quelques approches intéressantes, par exemple en matière d'alimentation saine, d'agriculture durable ou d'approvisionnement en énergie renouvelable.
Je trouve particulièrement positif que la Confédération veuille analyser les «spillovers» de la Suisse. Il s'agit d'examiner les répercussions de nos actions sur les habitants d'autres pays plus pauvres: comment notre consommation, nos importations, nos habitudes alimentaires, notre comportement en matière de mobilité, nos investissements à l'étranger se répercutent-ils sur d'autres pays? Que l'on encourage cette compréhension est une bonne chose.
En comparaison avec d'autres pays, le Conseil fédéral fait pourtant beaucoup de choses correctement: la Suisse a un système social fort. Le Conseil fédéral positionne la Suisse comme une place financière durable. Depuis peu, des règles plus strictes s'appliquent en matière de responsabilité des entreprises. Et la réforme fiscale de l'OCDE est mise en œuvre dans les délais. Cela ne suffit-il pas?
Incontestablement, la Suisse part d'un niveau élevé pour de nombreux objectifs. Et la politique évolue dans la bonne direction dans de nombreux domaines. Mais il manque toujours une stratégie nationale de lutte contre la pauvreté. Pour rappel, 750’000 personnes pauvres vivent en Suisse, soit une personne sur onze. S'y ajoutent autant de personnes «menacées de pauvreté». Elles arrivent tout juste à s'en sortir, mais si un accident, une augmentation de loyer, une crise psychique surviennent...
Et oui, si l'on en croit le Conseil fédéral, la Suisse doit occuper une place de leader international en matière de placements financiers durables. Mais ce sont des recommandations volontaires. Des directives et des réglementations claires font défaut. De même, la loi sur le blanchiment d'argent contient encore de nombreuses lacunes et n'est tout simplement pas assez efficace dans la lutte contre les transactions financières douteuses dans la place financière suisse, comme le révèlent régulièrement les journalistes d'investigation.
Concernant la responsabilité des entreprises: les nouvelles exigences imposées par le Conseil fédéral en matière de violations des droits humains et de dommages environnementaux dans les chaînes de valeur internationales sont inoffensives et peu efficaces. La loi sur la chaîne d'approvisionnement qui vient d'être adoptée à l'échelle de l'UE sera bientôt la nouvelle référence et mettra à nouveau la Suisse sous pression. Et encore un mot sur la politique fiscale: la manière dont la Suisse met en œuvre les nouvelles règles de l'OCDE à partir de cette année - avec des subventions cachées et des déductions fiscales pour les multinationales - n'aura guère d'effet positif sur l'équité fiscale pour les pays plus pauvres.
En septembre 2024, le «Sommet du futur» aura lieu au siège de l'ONU à New York. Quel est son objectif?
Pour le secrétaire général de l'ONU António Guterres, il s'agit de réaffirmer l'Agenda 2030 et d'obtenir l'engagement de tous les gouvernements à vouloir réellement mettre en œuvre les ODD dans leurs pays. Le monde doit être remis «sur les rails».
Rappelons que le sommet sur les ODD de septembre dernier a révélé un bilan à mi-parcours inquiétant: augmentation de la pauvreté, de la faim, des conflits et des catastrophes humanitaires, et de plus en plus de personnes en fuite. Outre la crise du climat et de la biodiversité, l'ordre mondial basé sur des règles est également en crise - les tensions géopolitiques empêchent les progrès communs basés sur la confiance et la coopération.
Le Sommet du futur 2024 veut renforcer le système multilatéral et placer les relations Nord-Sud sur une base plus équitable, mieux impliquer les jeunes et faire avancer la promotion internationale de la paix et des droits humains. Et comme nous l'avons dit, l'Agenda 2030 doit être revitalisé.
Beaucoup disent que la Suisse est petite et qu'elle ne peut donc pas faire grand-chose. De plus, elle en fait déjà beaucoup, par exemple en matière de protection du climat ou de coopération au développement.
En effet, la Suisse mène une bonne coopération internationale. Mais la Confédération n'engage que la moitié des moyens financiers attendus par l'ONU. Parallèlement, la coopération internationale doit fournir toujours plus de prestations: reconstruction en Ukraine, mesures climatiques dans les pays pauvres, davantage d'aide d'urgence. Au final, il reste de moins en moins de place pour une coopération au développement durable visant à lutter contre la pauvreté dans le monde et pour un travail préventif en faveur de la paix et des droits humains.
Concernant la politique climatique: la Suisse est certes petite, mais son empreinte climatique est très importante en comparaison avec d'autres pays industrialisés. Et, alors que de nombreux parlementaires freinent sans cesse le tournant vers les énergies renouvelables et la transition socio-écologique, la responsabilité de la protection du climat est tout simplement déléguée aux pays pauvres - mot-clé: compensations de CO2 dans les pays en développement.
La Suisse peut faire la différence. Elle devrait montrer l'exemple en matière de développement durable et de politique de transformation en tant qu'actrice responsable et s'engager encore davantage au niveau international. Elle dispose des ressources financières et du savoir-faire nécessaires. Elle peut construire des ponts et encourager les compromis.
Dernière question: en Suisse, le coût de la vie augmente. Dans certains milieux, on dit que nous ne pouvons pas nous permettre de protéger le climat et que nous devons d'abord renforcer le pouvoir d'achat. C'est compréhensible, non?
Le développement durable est une interaction entre les différents objectifs. C'est vrai: nous devons veiller à ce que tous les êtres humains disposent de suffisamment de ressources pour satisfaire leurs besoins fondamentaux en matière de nourriture, de logement, de mobilité et d'appartenance. Mais en même temps, nous devons aussi investir dans la protection du climat et des espèces. Si nous négligeons l'un d'entre eux, la lutte contre les symptômes coûtera de plus en plus cher, au détriment par exemple du renforcement du pouvoir d'achat. Si la crise du climat et de la biodiversité s'aggrave, la pauvreté s'accentue et le pouvoir d'achat diminue, par exemple parce que la production alimentaire devient plus chère en raison de l'augmentation de la sécheresse ou des dégâts causés par les intempéries. Nous devons créer des situations gagnant-gagnant. Pas «soit l'un soit l'autre», mais «à la fois l'un et l'autre»! Une fois que les tensions sociales prennent le dessus, elles sapent la confiance dans les institutions démocratiques et rendent difficile la recherche d'un consensus politique.
Malheureusement, nous constatons que les inégalités augmentent. Dans son dernier rapport, Oxfam montre que la fortune des cinq hommes les plus riches a doublé depuis 2020. Dans le même temps, la moitié de l'humanité s'est appauvrie. Cela va à l'encontre de tout ce que les ODD et nous-mêmes défendons. Il faut des règles et des directives claires pour réduire rapidement et de manière significative les comportements nuisibles qui maximisent les profits. Nous pouvons par exemple réglementer plus strictement les jets privés, aménager la fiscalité de manière plus équitable et responsabiliser davantage les riches, comme certains milliardaires le demandent eux-mêmes. L'État aurait ainsi plus de moyens et de marge de manœuvre pour faire avancer les systèmes alimentaires durables ou l'économie circulaire.
En 2015, les États membres de l'ONU ont adopté l'Agenda 2030, qui comprend 17 objectifs de développement durable (ODD), notamment sur la pauvreté, la faim, la santé, l'éducation, l'égalité, l'économie durable, la protection du climat et la paix.
A mi-parcours de l'Agenda, lors du sommet sur les ODD à New York en septembre 2023, le secrétaire général de l'ONU António Guterres a décrit «un monde hors de contrôle» et a présenté son rapport à mi-parcours désabusé: la pauvreté et les inégalités augmentent dans le monde entier, les émissions mondiales de gaz à effet de serre sont en hausse et la biodiversité se perd, l'égalité des sexes est loin d'être atteinte. Et, alors que l'endettement de nombreux pays pauvres est dangereusement élevé, la coopération publique au développement reste loin de l'objectif de l'ONU de 0,7 pour cent du RNB.
La Suisse n'est pas non plus une élève modèle: elle obtient certes un score relativement bon dans le «Sustainable Development Report», en se classant 15e sur 166 pays évalués. En revanche, le «Spillover Score» est faible - 157e place sur 166 pays évalués. Le spillover désigne l'impact négatif des actions d'un pays sur la capacité d'autres pays à se développer durablement.
En juin 2021, le Conseil fédéral a présenté la Stratégie pour le développement durable à l'horizon 2030 (SDD 2030). Celle-ci sert de guide à la Suisse pour atteindre les ODD. La stratégie met l'accent sur «la consommation et la production durables», sur «le climat, l'énergie et la biodiversité» et sur «l'égalité des chances et la cohésion sociale». Pour le Conseil fédéral, ces thématiques nécessitent une action et une coordination particulières entre les domaines politiques.
Le 24 janvier 2024, le Conseil fédéral a publié un rapport intermédiaire, accompagné d'un plan d'action pour les années 2024-2027.
*Eva Schmassmann est experte en politique de développement et en développement durable. Elle dirige la plateforme de la société civile Agenda 2030 et fait partie du comité directeur du Groupe d’accompagnement mis en place par le Conseil fédéral.
Lisez également notre blog «Polit-Sichten» sur le sommet des ODD de septembre dernier ainsi qu'une interview de Peter Messerli, expert en développement durable de la Wyss Academy for Nature à l'Université de Berne.