Le système alimentaire suisse doit être repensé si la Suisse veut pouvoir apporter sa pleine contribution aux objectifs de développement durable et respecter l’Accord de Paris sur le climat. Il en va de la biodiversité et de la protection du climat, tout comme de conditions de travail dignes et de la santé des personnes. Alors que le Conseil fédéral vise l’horizon 2050, les faits exigent une action rapide d’ici à 2030. La science et la société civile montrent la voie.
Au lendemain d’initiatives populaires polarisées visant à rendre l’agriculture plus écologique ainsi que de la suspension de la nouvelle politique agricole à partir de 2022 (AP22+), décidée par le Parlement au printemps 2021, la politique agricole suisse semblait au point mort. Ce n’est pas le cas de la société civile et de la science, qui ont toutes deux formulé des propositions qui tracent des pistes vers une politique alimentaire durable.
Celles-ci ont été présentées le 2 février lors du premier Sommet Suisse sur le Système Alimentaire. Il s’agissait de discuter des solutions proposées pouvant ouvrir la voie à un avenir alimentaire écologiquement viable et socialement acceptable. Il est de notoriété publique que le système alimentaire actuel est à l’origine d’environ 30% des émissions de gaz à effet de serre dans le monde et qu’il est en grande partie responsable de la diminution dramatique de la biodiversité.
L’accent a été consciemment déplacé de l’agriculture vers le système alimentaire. En effet, ce ne sont pas seulement les agricultrices et les agriculteurs qui doivent prendre soin du sol, de l’eau et de l’air, mais tous ceux et celles qui jouent un rôle important dans ce domaine: de la mise en culture à la consommation en passant par la transformation et la distribution. Cet élargissement au système alimentaire et l’approche systémique sont largement en phase avec la stratégie agricole à long terme du Conseil fédéral, à savoir l’«orientation future de la politique agricole» jusqu’en 2050. Sauf pour ce qui concerne le tempo.
Comité scientifique interdisciplinaire
Le guide «L’avenir de l’alimentation en Suisse», présenté par un comité scientifique interdisciplinaire composé de plus de quarante chercheuses et chercheurs d’institutions leaders en Suisse, était au centre du Sommet sur le Système Alimentaire. Conclusion: avec sa vision à long terme jusqu’en 2050, le Conseil fédéral va certes dans la bonne direction mais, compte tenu de la crise climatique et de la disparition actuelle des espèces, le système alimentaire doit être transformé d’ici à 2030 déjà, et ce en respectant les principes agroécologiques. Bien que la Suisse soit un petit pays, elle peut contribuer de manière substantielle au changement global. Ce qui a été fait jusqu’à présent ne suffit pas et le tempo est trop lent.
Le guide contient onze objectifs mesurables, qui concernent des thèmes sociaux tels que des revenus suffisants pour permettre aux agriculteurs et agricultrices d’en vivre. Ils tournent aussi autour des risques sanitaires dans l’agriculture et du travail des enfants tout au long des chaînes d’approvisionnement et incluent des thèmes écologiques comme l’utilisation de lisier et de pesticides ainsi que des sols et de l’eau, la biodiversité et les émissions ayant un impact sur le climat.
Concrètement, les scientifiques conseillent notamment de consommer nettement plus de légumes issus d’une production locale et saisonnière adaptée aux conditions du lieu et nettement moins de produits laitiers transformés ainsi que de viande et de boissons sucrées. Étant donné qu’environ un quart de l’impact environnemental issu de l’alimentation suisse provient du gaspillage alimentaire, les déchets et pertes alimentaires évitables devraient être réduits de moitié d’ici à 2030.
Assemblée citoyenne pour une politique alimentaire
En plus de l’analyse et des objectifs qui devraient être atteints d’ici à 2030, le comité scientifique présente une ligne d’action politique concrète pour que la Suisse puisse réaliser la mutation vers l’avenir de son système alimentaire tel qu’esquissé: en investissant dans l’information et la formation continue, en créant des incitations positives pour les produits durables, en prenant des mesures réglementaires, en instaurant des taxes d’incitation afin de promouvoir la vérité des coûts, en adaptant les paiements directs et en renforçant le devoir de diligence des groupes alimentaires. Le comité scientifique propose en outre de mettre en place une «Commission sur l’avenir du système alimentaire». Son objectif serait d’accélérer les processus de négociation entre les principaux acteurs le long des chaînes de création de valeur et de les rendre possibles dans un cadre confidentiel. Afin de ne pas surcharger la population, celle-ci doit être régulièrement impliquée par le biais de nouvelles procédures.
Non seulement la science, mais aussi la société civile ont présenté leurs idées pour un avenir alimentaire sain. Elles provenaient de l’Assemblée Citoyenne pour une politique alimentaire, qui a été accompagnée et soutenue financièrement par les Offices fédéraux de l’agriculture, de la sécurité alimentaire et de l’environnement et a élaboré des recommandations concrètes.
L’Assemblée Citoyenne, qui avait été convoquée l’année dernière, a montré comment la société civile pouvait, de manière innovative, proposer des solutions concrètes bénéficiant d’un large soutien par le biais de discussions encadrées et d’un processus délibératif: 80 personnes domiciliées en Suisse, choisies au hasard et représentatives de la population helvétique, se sont réunies durant six mois à onze reprises pour discuter ensemble d’une politique alimentaire exhaustive et durable. Pour se forger une opinion, les participantes et les participants ont reçu des informations de la part de scientifiques ainsi que d’expertes et d’experts. Ils ont aussi assisté à des exposés tenus par les associations, les alliances et les groupes d’intérêts jouant un rôle important dans le domaine de l’alimentation en Suisse. Le sommet final sur le système alimentaire a clairement montré que les actions recommandées par les scientifiques et l’Assemblée Citoyenne se rejoignaient en de nombreux points.
Aborder les changements dans l’alimentation de manière globale
Lors du Sommet sur le Système Alimentaire, les contributions et les discussions ont clairement montré qu’il était nécessaire d’avoir une vision globale de la politique alimentaire: les mesures individuelles produisent des perdants et des gagnants. Une transformation équitable doit être en mesure d’offrir des perspectives à celles et ceux qui sont potentiellement perdants, afin qu’ils puissent eux aussi envisager un avenir qui ait du sens. Une alimentation de plus en plus végétale, par exemple, menace les agriculteurs et les agricultrices qui ont bâti leur existence sur la production de viande et de lait. Quelles sont les perspectives pour leur assurer un revenu? Quels sont les programmes de formation et de perfectionnement requis? Comment faut-il concevoir les programmes de soutien à la reconversion des exploitations?
Les contributions au Sommet ont également montré que notre empreinte alimentaire pèse fortement sur d’autres pays: près de 70% de nos émissions de gaz à effet de serre sont générées à l’étranger. Chaque année, par exemple, de grandes surfaces de forêts sont défrichées pour la culture de fourrage, parfois dans des régions très riches en espèces. Parallèlement, plus de 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde et deux milliards n’ont parfois pas suffisamment accès à une nourriture saine et rassasiante. D’autres questions se posent donc: quel est l’impact de nos habitudes et de notre consommation alimentaires à l’étranger? Comment pouvons-nous créer, ici, un système alimentaire ayant à la fois des effets positifs sur d’autres pays et capable d’améliorer la sécurité alimentaire des personnes les plus pauvres dans le monde?
Le Parlement ignore les résultats du Sommet sur le Système Alimentaire
Lors du Sommet sur le Système Alimentaire, la société civile et les scientifiques ont remis leurs recommandations d’action au conseiller fédéral Parmelin et aux partis représentés au parlement. Il appartient désormais au monde politique institutionnel d’élaborer une politique alimentaire équitable et respectueuse de la planète. Continuer comme avant n’est pas une option. Plus vite nous initierons des changements durables en Suisse, mieux ce sera, car les limites planétaires sont largement atteintes.
Compte tenu du sentiment d’unité et de l’esprit positif qui régnaient durant le Sommet sur le Système Alimentaire, le débat parlementaire sur la future politique agricole et alimentaire qui s’est tenu lors de la session de printemps, qui s’est achevée mi-mars, a été très décevant: ni le guide du comité scientifique et les recommandations de l’Assemblée Citoyenne, ni les discussions du Sommet sur l’Alimentation à Berne n’ont semblé impressionner le Parlement. En unissant ses forces, la majorité parlementaire conservatrice, libérale et chrétienne a su défendre le statu quo en matière de politique agricole et alimentaire pour les sept prochaines années, avec ses fausses incitations bien connues dans le domaine de l’environnement et du bien-être animal. Elle s’est inspirée des décisions peu courageuses du Conseil des États, qui s’était déjà penché sur le projet de politique agricole en décembre.
Le PS, les Verts et les Verts libéraux ont tenté en vain de corriger le tir en déposant 19 propositions de minorité. Ni une trajectoire de réduction contraignante des gaz à effet de serre dans l’agriculture, ni un renforcement du bien-être animal, ni une promotion des ventes pour la production durable, biologique et respectueuse des animaux n’ont trouvé de majorité. Cette décision n’est pas compatible avec le dernier appel du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. La fenêtre d’opportunité pour prendre des mesures visant à garantir un avenir durable et digne d’être vécu se referme rapidement. La science et la société civile sont donc toujours appelées à donner des impulsions et à remettre rapidement ce thème à l’ordre du jour des politiques.
* Eva Schmassmann est directrice de la Plateforme Agenda 2030, qui réunit des acteurs de la société civile.
De l’agriculture au système alimentaire
Le Sommet sur le Système Alimentaire a marqué la fin des dialogues nationaux portant sur l’avenir alimentaire de la Suisse dans le cadre de la Stratégie pour le développement durable 2030 (SDD 2030) du Conseil fédéral. Ces dialogues ont repris les sujets négociés lors du Sommet de l’ONU sur les systèmes alimentaires, qui s’est tenu en 2021. Le Sommet mondial sur les systèmes alimentaires et la SDD 2030 prévoient tous deux une transformation socio-écologique de notre système alimentaire.
«Avenir Alimentaire Suisse», partenariat bénéficiant d’un large soutien, et les offices fédéraux de l’agriculture (OFAG), de la sécurité alimentaire (OSAV) et de l’environnement (OFEV) ont accompagné les dialogues nationaux. Derrière «Avenir Alimentaire Suisse», on trouve le Réseau des solutions pour le développement durable (SDSN Suisse), Agriculture du futur (AdF) ainsi que la fondation Biovision.